Un temps pour tout…

Il y a trop de temps à vivre dans notre vie, pour les passer tous en revue. Il y a malgré tout le temps où il faut tourner la page, il y a le temps où il faut regarder devant et non derrière, il y a le temps du souvenir qu’il faut laisser mourir. Non pas oublier, mais se rappeler sans amertume et sans larmes. Il y a le temps de la sagesse qui doit venir.

Qui étais-tu petite ? Et quelle était ta destinée ? Elle était écrite dès ta naissance, comme pour chacun d’entre nous, mais personne n’aurait pu y croire… C’est à cause de destinées comme la tienne qu’il vaut mieux ne pas savoir. Que c’est une bénédiction de ne pas savoir.

Les parents imaginent toujours pour leurs enfants, comme un chemin parsemé ça et là de cailloux blessants, mais un chemin qui va le plus loin possible, vers de lointains paysages. Tu devais contempler de ton regard bleu les vertes prairies, les torrents impétueux, les étoiles brillantes, les forêts enchantées. Tu avais devant toi un long chemin, des enfants à venir, des souvenirs à engranger, des amours à pleurer, des amours à aimer.

Pourquoi ta destinée était-elle finalement de laisser une plaie béante dans le coeur de ceux qui t’aimaient ? Pourquoi devais-tu laisser tes parents suffoqués par le chagrin, étouffés de larmes, pleurant silencieusement au coeur de toutes les nuits trop noires, après toi ? Pourquoi ta destinée était-elle de changer certains regards pour toujours et à jamais ? Les destins restent muets, sans doute honteux, et toi, tu ne savais pas pourquoi… Tu ne le voulais pas ce pourquoi, tu ne la voulais pas ta destinée. Tu ne l’avais pas choisie, car nous la subissons tous.

Pourquoi 5 syllabes ont-elles suffit à tout changer ?

Leucémie aigüe. Tu étais née trop tôt après la guerre pour qu’il subsiste le plus petit espoir qui existe désormais, même si parfois on l’oublie. A l’époque de l’annonce faite à tes parents, 100 % de décès, c’était la règle, le même taux de mortalité qu’avec la rage. Aujourd’hui peut-être aurais-tu une chance, même infime, malgré tout un espoir vrai.

Tu n’avais que 3 ans et juste 2 années encore à vivre, brûlée de rayons, gonflée des médicaments du dernier espoir, de l’ultime tentative, bourgeonnant de tests de la dernière chance que personne ne voulait t’infliger, ni te refuser, souffrant sans comprendre, aimant encore rire avec ta soeur et votre langage secret, et faire des farces. 2 années à avoir toutes les maladies, toujours quelque chose de forcément terrible pour toi. 2 années d’espoirs vains mais ne voulant pas mourir. 2 années à ne rien, ne surtout rien te dire, à t’imaginer de méchants contes et d’affreuses sorcières pour t’expliquer tes misères et tes gros malheurs. 2 années pour toi à parfois exiger de dormir avec ton reflet, ta jumelle, comme si elle pouvait te transfuser la vie non menacée qu’elle portait. 2 années à rejeter ta mère pour te blottir contre celle avec laquelle tu avais partagé 8 mois de vie et d’espérance de devenir. 2 années pendant lesquelles finalement tu savais… Et c’est cela le plus atroce.

L’hôpital était devenu ta promenade habituelle, l’endroit où ta mère t’emmenait en perdant dès la veille un kg de larmes et de perte d’appétit. Les prises de sang te faisaient toujours pleurer, les ponctions lombaires aussi. On te disait courageuse, mais le courage c’est affronter ce que l’on comprend, et toi tu ne comprenais pas. C’était juste ton innocence et ton amour de la vie que l’on perçait avec des aiguilles ou des trocarts inhumains, devant une mère paralysée par ta souffrance. Un simple rhume te repoussait aux frontières de la vie, une grippe n’était pas envisageable, une rougeole pouvait te tuer. Tout le monde était vacciné contre tout ce qu’il était possible de t’apporter risquant de te tuer.

Il y a eu cette nuit où la médecine t’a réanimée sous les yeux de tes parents qui ne pouvaient même plus pleurer. Et puis 3 jours plus tard, il y a eu ton départ, et une famille à jamais endeuillée, se demandant le pourquoi de 3 nuits plus tôt, et pourquoi ne pas t’avoir épargné 3 jours de souffrances qui faisaient taire ton babillage. Il y a eu deux personnes qui plus jamais n’ont pleuré après toi. Il y a eu tes frères et soeurs à jamais coupables d’avoir survécu. Il y a eu ce jour sombre et pourtant si ensoleillé où l’on t’a emmenée vers ta dernière demeure, cette tombe restée volontairement sans croix, sans pierre gravée, ce petit monticule de terre sous lequel tu repose depuis 45 ans…

Quand on le regarde ce petit monticule, il y a l’image insoutenable du fin squelette que tu es devenue sous cette terre mangeuse de chair, la négation absolue de la mort, que nous portons en nous. Et puis on ferme les yeux pour mieux penser à toi, et il y a les enfants que tu n’as pas eus, les amours que tu n’as pas vécues, les forêts enchantées que tu n’as pas parcourues, toute une vie que tu n’as pas vécue mais que tu aurais pu vivre sans parcourir des chemins forcément différents pour tous.

Et maintenant le temps rapproche de toi ceux qui t’aimaient, et se profile le jour où tu les accueilleras dans ce quelque part que nous n’imaginons pas et parfois en lequel nous ne croyons pas. Enfin tu seras victorieuse, quoique sans joie. Et le temps comble le fossé de ton absence, de chairs pouvant encore attendre, d’âmes perdues par le manque de mémoire, d’accidentés partis trop tôt…

A jamais et pour toujours pourtant, il y a tes grands yeux bleus qui ne comprennent pas, tes tresses blondes dont la lumière semble soufflée, éteinte, par la maladie. Et pour ceux qui restent, il y a du chagrin, de la peine à croire en une entité d’amour et de justice, un refus souvent, de rentrer seulement dans une maison du culte. Pour encore longtemps, il y aura des fleurs poussant comme seules sur ta tombe, abreuvées malgré tout des larmes de ceux qui silencieusement, en douce, avec culpabilité, viennent de temps à autre te rendre visite, en s’excusant de vivre.

Et il y a toujours la survie de l’espoir, pour ceux qui t’ont mise au monde, et espèrent envers et contre tous, envers et contre eux-mêmes, malgré ce en quoi ils ne croient pas, malgré tout…

Il y a ce moment qui viendra fatalement, où tu les attendras, tes petites mains ouvertes se tendant vers eux en criant « papa ! maman ! » de ta voix à jamais enfantine et enfin joyeuse. Tu sentiras le bébé trop aimé et le soleil qui ne brûle pas et non plus le désinfectant honni. Tu chanteras les comptines qui t’ont été refusées mais qu’ils ont tout de même chantées pour toi, et tu aimeras trop fort ceux qui sont nés après toi dont tu diras que tu les protège. Et tu mettras tes petits bras autour du cou de ceux qui ont tant à t’apprendre même si tu as tout compris, tu pourras leur dire que tu les aime tellement fort que tu peux enfin accepter de mourir, et que ce n’était pas la peine qu’ils souffrent autant… Tout le monde pleurera, mais enfin de joie, là où tu les attends.

Ils le savent, c’est une certitude pour eux : tes yeux seront bien d’azur, et tes nattes dansant dans ce paradis fait pour toi et pour eux, auront la blondeur rayonnante de l’enfance et de l’espoir. Dans l’au-delà où, ils y croient très fort malgré eux, tu les attends, tu seras vivante pour toujours et à jamais indemne et heureuse enfin, fleurant bon l’amour, l’avenir et le bonheur sans nom. Et les rides du chagrin s’effaceront, et les sourires refleuriront, et les regards redeviendront purs et sans larmes.

Il fallait le dire, mais le dire enfin, c’était le dire vraiment. A celle qui restera pour toujours l’éternelle enfant victime d’une injustice affreuse, pendant que nous vieillissons petit à petit pour aller la rejoindre…

Adieu petite…

1958 – 20 juin 1963

9 réponses sur “Un temps pour tout…”

  1. Ta plume est très émouvante, j’ai eu une petite larme à l’oeil… n’ayant jamais connu la mort je ne sais pas ce qu’il convient de dire dans ces moments-là même si ça fait tant de temps.. la douleur ne part pas et ce ne sont pas les mots qui y changeront quelque chose..

  2. Unutma : il y a longtemps que je voulais rendre hommage à cette petite fille. C’est de voir que pour ses parents, aussi longtemps après, souffrent toujours autant, que je m’y suis décidée. Certains deuils de ne se font jamais vraiment.

  3. Quel beau texte ! Il me fait penser à la petite fille de mes grands parents, morte à 4 ans, (qui aurait du être la soeur ainée de mon père, je l’ai raconté dans mon blog). La vue de ses photos, le cimetière « des enfants » où elle reposait au milieu de petites tombes décorées d’angelots qui m’ont toujours glacé le sang…
    Plus tard, elle a changé de tombe pour rejoindre son père. C’est vrai que cette blessure ne se referme jamais pour les parents… D’ailleurs ma grand mère n’a pas voulu assister au transfert de cercueil…
    Nous qui sommes mères, que peut on imaginer de pire que perdre un enfant ?

  4. Très très très beau texte ; il m’a fait penser à ma grand-mère qui à 90 ans parlait encore de la patite fille de deux ans qu’elle avait perdue…
    Calpurnia d’habitude vous me faites éclater de rire toute seule face à mon ordinateur, cetet fois-ci vous m’avez fait pleurer; je crois qu’il n’y a que vous qui arrivez à faire çà…

  5. Calpurnia, je suis très émue par ce texte, pour cette petite fille, sa sœur jumelle, ses parents, sa famille, tous ceux qui restent et qui culpabilisent de ne pas avoir pu prendre sa place…
    Nos amis traversent ce drame actuellement, et je pleure à la pensée que jamais ils ne cicatriseront leur douleur.

  6. Réponses en vrac !

    Louisianne : je me souviens de ton histoire, et comme toi, ces cimetières d’enfants décorés d’angelots me font frissonner… Et toujours peur pour mes grandes puces : il n’y a effectivement rien de pire que de perdre un enfant…

    Marie-Christine : c’est peut-être parce que je pleure en l’écrivant, que cela touche ceux qui me lisent. Il fallait que je rende hommage aux enfants disparus et à leurs parents à jamais endeuillés… J’ai eu la malchance d’en connaître… (pas grave pour la relecture)

    shalima : j’avais bien compris pour le petit pirate, et en quelque sorte il a ravivé cette douleur en un temps où les parents de la petite, se disent que peut-être qu’aujourd’hui elle survivrait. Il n’est pas toujours nécessaire de cicatriser, certaines cicatrices faisant toujours aussi mal que la blessure. Bon courage à eux, et amitiés, je le pense, de tous ici.

  7. Coraline c’est insupportable ! Comment fais-tu ? J’étais là tranquille peinarde, un ptit kir, un ptit fromage, une ptite note vite faite et vlan … la vie ! Ben oui la vie parce que si nous n’étions pas en vie nous ne serions pas touchées par cette mort…
    Et le crabe qui m’agresse : et Fille unique et préférée, grandira-t-elle ? Et la peine, et la rage et flute tu es insupportable voila c’est dit !!! (affectueusement tu le sais)

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