TOUS MORTS !!!**

97684120C’est un bleuet, sobriquet donné par les poilus à la classe 17*, parce que les soldats de cette classe n’ont connu que le bleu horizon pour uniforme.

Tout jeune soldat en bleu horizon, il a déjà connu les horreurs de la guerre, et dans sa tranchée, il médite, redoutant le jour qui vient.

Il pense à sa fiancée à qui il a promis, en y croyant vraiment, de rentrer. Il sait maintenant que cette promesse n’était qu’une utopie. Les plus anciens dorment, réfugiés dans la crasse imposée, en proie à la vermine qui les dévore, sous des abris de fortune pour se protéger de la pluie. La vie ici, n’a pas plus de sens que sa promesse d’innocent ne sachant plus ce que peut être « rester vivant ».

C’est la nuit, c’est la trêve, c’est le moment où l’on peut se donner le luxe de penser de différentes façons. Quelques uns qui ne peuvent plus dormir, s’occupent à forger de jolis souvenirs. D’autres écrivent. Pour tous, il est le bleuet. Le petit jeune, celui qui ne sait pas tout, mais qui a tout compris très vite et qui en sait de toutes manières bien trop pour son âge.

L’inconnu auréolé d’une drôle de lumière apparait tout à coup, il pense que c’est une intox de l’allemand de la tranchée d’en face le bleuet, mais pénétré soudain d’une tranquillité suspecte, il renonce à soupçonner n’importe quoi.

Car l’inconnu parle tout à coup, et il faut lui répondre.

  • Soldat, de quoi as-tu peur ?
  • De mourir. Demain, j’en suis certain, nous partirons à l’assaut. J’ai peur de ce jour à venir qui sera peut-être mon dernier jour.
  • Et pourquoi as-tu peur de mourir ?
  • Mais parce que la mort c’est horrible, c’est le rien, le néant, c’est l’absurde… J’ai ma fiancée qui m’attend, des enfants en devenir, ma vie à vivre bordel !!!
  • La mort c’est horrible ?
  • Oui.
  • Tout le monde meurt. Tous les êtres vivants meurent. C’est le destin de la vie, sans la mort, il n’y a pas de vie.
    La non existence représente bien plus que l’existence. Les vivants sont rares…
  • C’est con. Ca fait peur. C’est moche. Ca pue. C’est le néant, le rien, c’est horrible !!
  • Oui peut-être…
  • Tu es venu là pour m’empêcher de penser ?
  • Non, justement, pour te faire penser autrement.
  • Je préfère m’allumer une cigarette que de t’écouter…
  • Ta cigarette ne me dérange pas Bleuet… tu te souviens de tout ce temps où tu n’étais pas né ?
  • Non
  • Pourtant, je peux te dire que cela représente un sacré bout de temps, une éternité presque. Tu vois un peu ce que c’est que l’éternité ?
  • Non
  • Et l’éternité où tu n’existais pas, tu ne t’en souviens donc pas ?
  • Non
  • Et cela te fait peur ? Cela t’a laissé de la peur ?
  • Non
  • Pourtant c’était le rien, le néant
  • Oui mais je ne m’en souviens pas, alors cela ne compte pas.
  • Et quand tu vas mourir, tu vois cela comment ?
  • Tu m’emmerdes
  • Oui, et c’est pour cela que je veux que tu me répondes.
  • Je le vois… je le vois, comme un moment soudain que je n’aurais pas vu venir, un moment où je vais tout oublier.
  • Oublier quoi ?
  • Que j’ai vécu. Je vais même oublier ce putain de bordel de merde de moment où un mec étoilé et lumineux sera venu me parler ici bas où nous sommes déjà en enfer mes compagnons et moi.
  • Pourquoi dis-tu « déjà en enfer »… Tu ne crois en rien après la mort…
  • Non. Quand on a vécu ici, Dieu est tout simplement impossible. Il ne reste que l’enfer, mais…
  • Alors pourquoi as-tu peur ? Puisque tu vas tout oublier…
  • Tais toi ! puisque je vais tout oublier, et j’y pensais avant ton arrivée maudite, ce sera comme si je n’avais jamais vécu !
  • Précisément. Et puisque que l’avant de ta venue dans la vie ne te fais pas peur, pourquoi avoir peur de l’après ?
  • Parce que…
  • Parce que tu ne te souviendras plus de rien ?
  • Oui
  • Parce que finalement, pour toi, tu n’auras jamais existé ?
  • Ouiiiiiiiii
  • Mon petit gars, tu te fais du mauvais sang pour rien. Tu l’as compris finalement. Dès que tu auras exprimé ton dernier soupir, ce sera comme si tu n’avais jamais existé. Dans ton souvenir en tous cas. Qui n’existera plus quand ton crâne explosera et que ton cerveau se putréfiera…
  • Tu es venu pour me remonter le moral ? C’est réussi !!!
  • Non, je suis simplement venu te dire, que quoiqu’il advienne, d’après toi, vous êtes déjà tous morts… Tous les êtres vivants sont morts avant même d’avoir vécu, c’est une triste fatalité.
  • Je te remercie de ta visite, et je ne te retiens pas…
  • Alors je te laisse… Mais de ce que je t’ai dit, retiens le « d’après toi… »

Le Bleuet est rentré intact. Quoique… Effectivement…

Il est rentré pour vivre sa vie, faire des enfants, mais en étant déjà mort… Il n’a laissé qu’un journal commentant cette étrange visite dans les tranchées, qui l’avait laissé à la fois plein d’espoir et de résignation devant la mort et la vie.

Cette année, le 11 novembre, date de l’armistice 1918 tombe un vendredi et vous permet de bénéficier d’un WE prolongé.

J’espère que vous aurez tout de même une petite pensée pour ces millions de morts, ces vies brisées, ces vies gâchées,  qui vous font bénéficier de congés…

Je sais, je radote, mais cette guerre inutile et stupide, n’aura fini de me tourmenter que le jour où j’aurai tout oublié.

Mes peines  et mes joies… Et mes vieilles dames, porteuses de souvenirs et d’hommages… (ICI)

* je précise pour le bleuet, le symbolisme du coquelicot ne vous ayant bien évidemment pas échappé 🙁

** Tous morts, parce que tous ceux qui l’ont vécue cette guerre, sont désormais partis, et que seuls parfois, leurs enfants se souviennent encore d’un mauvais cauchemar d’enfance… Pour moi, ils sont tous morts…

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  1. …Et par le travail des historiens qui arrive encore à mettre en lumière des choses intéressantes. Alors que je regardais précisément ce documentaire sur France 5, Chris est sorti du bureau en me disant : « Calpurnia a encore écrit un joli billet pour le 11 novembre ».
    Je n’en fus pas surpris, le contraire m’eut étonné.

  2. Très très touchant… J’avais un grand-père de 17 ans dans cette guerre où il a laissé un bras, sa jeunesse, son insouciance. Je ne l’ai pas connu il est mot avant que je naisse. Mais on m’en a tant parlé.. Et aussi un arrière grand-père mort lui aussi écrasé par un train, ma grand-mère avait huit ans et elle a été habillée en noir. Toute son enfance.

  3. C’est vraiment très joli.
    Lorsque le soldat dit qu’il a peur de mourir sans s’en rendre compte, ça m’a fait penser qu’il était sans doute déjà mort comme le dormeur du val. Finalement je pense pas m’être vraiment trompée.

    1. Désolée, tes commentaires avaient été placés en spam…
      Non le bleuet n’était pas mort, j’ai bien précisé qu’il était rentré…
      Je n’ai pas le talent de l’auteur du dormeur du val (hélas)

  4. Sur les tombes romaines, on trouve parfois cette maxime avec toute la concision de la langue latine:

    Non fui, fui, non sum, non curo.

    Je n’étais pas, je fus, je ne suis plus, cela m’est indifférent.

    J’ai connu mon grand père qui parlait peu de la guerre, sauf les jours où il avait bu un petit coup. J’ai une photo de lui qu’il avait fait faire chez un photographe, en uniforme bleu horizon, arborant fièrement son Lebel sur lequel est fixé Rosalie.

    Il faudra que je recherche son parcours militaire, j’ai son livret malheureusement indéchiffrable.

    1. Belle citation, et philosophie…
      Mon grand-père paternel lui aussi n’évoquait sa guerre (39/45) et sa captivité que lorsqu’il avait un verre dans le nez…
      Et sinon, sur Internet de nos jours, on trouve beaucoup de documentation !

  5. Texte que l’on devrait faire apprendre PAR CŒUR à tous les enfants dès qu’ils ont conscience de ce qu’est la mort. Ainsi, auraient-ils – peut-être – une vraie haine de la guerre et prôneraient-il davantage le partage et la non-violence. Mais je rêve…
    Merci, en tout cas, Calpurnia pour ce beau texte.

    1. Pauvres gosses 🙂
      Chacun sa façon de voir la mort, et je ne voudrais surtout pas que l’on vienne me dire que je n’ai pas pensé aux croyants…
      Merci, en tous cas !

  6. Jeune, c’est terriblement difficile dirait-on, de rentrer dans ce sujet. Avec l’âge…et peut-être avec vos billets (si, si…), je suis beaucoup plus sensible à cette commémoration.

    Alors je voulais partager cette petite anecdote: le 11 novembre 2011 a 11h, nous venions d’embarquer sur le « Wild Essence », bateau qui emmène les c*uillons, pardon: les aimables touristes comme nous, voir les baleines au large de la petite ville côtière de Huskisson, 1600 hab. en Australie (Jervis Bay, NSW). Sur la petite pointe dans le prolongement du quai, au-delà des jeux pour les enfants, sur un gazon vert qui domine la mer turquoise, le monument aux morts (et oui, la aussi… incroyables le nombre et la diversité des origines des humains qui y sont restés). Un groupe d’écoliers assis, un discours, un morceau de musique (hymne australien?), puis une grand minute de silence. Le bateau ne larguera les amarres qu’après. Beaucoup de passager se sont mis debout, dont nous. Là, comme ça, à l’autre bout du monde, alors qu’on ne s’y attendait pas vraiment, j’ai trouvé cela très émouvant.

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