Elle est là…

J’ai 8 ans. Je sors de la maison de mon grand père maternel où nous passons nos vacances, pour aller voir ma grand mère paternelle qui séjourne chez ses parents. C’est à 100 mètres maximum et les voitures sont raresMes parents se sont connus alors qu’ils passaient leurs vacances chez leurs grands parents, dans le même village donc. Pas étonnant que je puisse avoir de la famille pas loin de la famille.

Je fais 100 petits mètres. Il fait beau, c’est le mois d’août et nous venons de rentrer d’un mois à la mer. Nous reste à passer un mois à la campagne (enfin un mois et demi, la rentrée avait lieu le 15 septembre).

J’ouvre la grille non prévue pour une charrette ou une voiture. Celle de mes grands parents est donc garée sur le trottoir, en s’appuyant sur le poteau électrique. A droite et à gauche, des lauriers. Le rez de chaussée de la maison appartient à la soeur de mon arrière grand père qui lui, occupe l’étage. La soeur « tata Lucie » ne vient jamais. C’est toujours fermé en bas. Cette maison coupée en deux, cette indivision avec droit de passage de l’un chez l’autre, c’est un héritage difficile à vivre pour dans quelques années. Sur la gauche un grenier à bois et une ancienne écurie ouverte dans laquelle nous nous abritons quand il pleut.

A droite, la pompe qui délivre une eau limpide et sans chlore. C’est là que Mrs Tricot se lavait les cheveux quand le maire est venu crier « votre mari au téléphone » (faut suivre, c »était en 1945). Un massif de fleurs autour duquel je tourne avec mon vélo, en m’imaginant faire partie du « club des 5 en grande aventure ». Un tamaris immense en face de moi, sous lequel mon arrière grand mère s’installe tous les après midi en tricotant ou brodant. Je tourne vers la gauche où il y a des lilas et un bac à sable dans lequel Jean Poirotte jouait « pendant la guerre », que ma grand mère regarnit régulièrement pour nous désormais.

Une porte donne sur le jardin coupé en deux, comme la maison. A droite il y a des fraisiers qui donnent à plein (c’est l’époque), un pêcher miraculeux qui croule sous les fruits, on met des supports aux branches, des groseilliers, des légumes. A gauche, rien, tata Lucie ne venant jamais mais ne voulant pas que l’on prenne SON jardin. C’est le terrain vague sur lequel nous avons vaguement le droit de jouer au ballon en épargnant les mauvaises herbes de la tante à histoires (une emmerdeuse de plus dans cette famille de fous).

Je ne vais pas dans le jardin. Mrs Tricot nous y enverra prendre notre goûter tout à l’heure, dans les fraisiers.

La porte de la maison est sur ma gauche. Je l’ouvre. En face, le cellier où reposent les confitures depuis des années, des bocaux à n’en plus finir dès fois qu’il y ait à nouveau la guerre et ses privations. A gauche c’est là où je n’ai pas le droit de rentrer : où trône la chaudière, car l’arrière grand père est moderne : il y a une chaudière. Qui ne sert pas mais peut servir un jour (elle ne lui servira jamais). Il y a aussi et surtout la réserve de mazout pour les poêles installés dans les chambres…

Un escalier à monter, raide comme pas possible. Mon arrière grand mère avec sa double luxation des hanches et ses cannes, le descend et le remonte deux fois par jour : une fois pour aller vider « le seau » dans les toilettes qui sont dans la cour, dissimulés par les lilas, une autre fois pour s’installer dehors sur sa chaise longue quand il fait bon.

En haut de l’escalier, deux portes : une en face, c’est celle de la chambre de Clémence, l’arrière grand mère, qui fait chambre à part avec son époux depuis des siècles. Zone interdite. A gauche, l’autre porte qui donne sur la cuisine. C’est là que je frappe avant d’entrer pour la trouver, bougon, faisant un peu peur alors qu’elle est ravie que l’on soit là. Que de temps m’a-t-il fallu pour comprendre qu’elle nous aimait très fort ?… (et nous aussi…)

C’est la cuisine avec son poêle à bois et/ou à charbon. Mrs Tricot a insisté pour qu’on y rajoute une cuisinière plus moderne avec bouteille de gaz. L’eau courante est strictement froide. L’aïeule trône en brodant, lisant, grinchant un peu « ah c’est donc toi, pas trop tôt, et ton frère et ta soeur ? » (à l’époque nous n’étions que 3)

Bisous mémé. La salle à manger dans laquelle trône l’objet de ma convoitise : le piano. « Je peux jouer mémé ? » « mais bien sûr ma chérie ». Je lui ai rompu les oreilles comme pas possible au son de « cette petite a des dons, il faudra que j’en parle à Jean Poirotte » (elle pensait tout haut et sur ce coup là, Jean Poirotte qui avait entendu ses soeurs faire des gammes, faisait le sourd, l’infâme)

A droite la chambre de l’arrière grand père qui donne sur celle de sa femme (pour rien) qui elle même donne sur le grenier. Immense le grenier. Coupé en deux par un grand rideau qu’il est interdit de dépasser : passé le rideau, le sol se dérobe, il y a des trous dans le plancher, on pourrait tomber en dessous, chez la tata Lucie et y mourir de faim, de soif, et d’autres choses horribles. Il y a derrière le rideau tout un tas de fouillis que l’on identifie difficilement, avec curiosité, mais à l’époque on ne désobéit pas et on ne franchit pas la frontière. On rêve juste devant tant d’espace gaspillé et les vieux meubles dormants.

Avant le rideau, une rangée de lits + un lit de 2 personnes et un meuble de toilette. C’est là que Mrs Tricot et son mari ont pris leurs quartier d’été… Enfin elle, surtout, lui travaillant en août et ne rentrant que le week-end. Il n’ose pas trop le dire pour ne pas contrarier sa femme, mais les toilettes dans le jardin, l’eau froide, c’est léger pour lui qui aime son confort… Un jour il exigera et fera construire des toilettes à l’étage en défigurant la façade arrière de la maison.

Je me sentais bien, là, quand j’étais invitée à aller y dormir un soir ou l’autre, comme mes frères et soeurs… La précarité ne me gênait pas : il y avait la même 100 mètres plus haut, avec l’eau froide sur évier et les toilettes dans le fond de la cour.

Aujourd’hui le piano a beau être chez moi, la maison est toujours là.

Je revois les meubles à leur place, la grande glace, les photos de mes tantes sur le buffet (dont j’ai un exemplaire chez moi). Meilleure amie et moi y avons passé des vacances merveilleuses (et glaciales l’hiver quand nous n’arrivions pas à allumer le poêle à charbon) seules sans les parents (à 100 mètres, les miens, mais c’est une autre histoire…)

La maison a été vendue bien sûr. Personne n’avait les moyens de l’acheter à l’époque et pourtant le prix en paraît dérisoire aujourd’hui. Je sais que Jean Poirotte regrette. 30 000 francs… Il aurait pu emprunter…

Qu’est devenu le grenier ? Moi j’en aurais fait une immense bibliothèque. J’aurais tué toutes les araignées chez tata Lucie et transformé l’écurie en jolie véranda… Je n’ai rien fait bien sûr…

Quand la maison vendue fut à nouveau à vendre quelques années plus tard, personne n’est allée voir ce qu’elle était devenue sous le prétexte fallacieux d’être intéressé…

Non. Elle est là la maison, toujours là, dans notre mémoire. Parfois j’y rentre dans mes rêves. Il y a la porte qui donne sur le cellier à confitures, l’escalier à grimper, le grenier dangereux, le piano qui m’attire alors qu’il est chez moi (et pour Delphine après moi). Tout est là dans nos têtes. Les morts sont toujours vivants, ils sourient, ils rouspètent, on les revoit là… Ils sont là.

La maison est toujours là… Je passe devant régulièrement et je maudis le salaud qui a sacrifié les lauriers et fait agrandir le portail pour y faire rentrer sa voiture, qui a trucidé le tamaris et les lilas blancs et, comble de l’horreur, peint les volets en grenat…

(ben quoi, j’ai le droit d’avoir des souvenirs non ?)

Cette maison restera ce qu’elle était jusqu’à ma mort, celle de mon frère, de mes soeurs. Après, elle n’existera plus puisque que nos souvenirs ne seront plus là. Pourtant ce n’était qu’une vieille maison ordinaire… Pour autant que nous vivions, elle sera là et ses occupants avec…

La vie n’est qu’un long calvaire… (parsemée ça et là de quelques moments de gaité…)

3 réponses sur “Elle est là…”

  1. Quelle belle ode aux souvenirs!
    Je pourrai écrire la même chose (avec moins de talent) : les souvenirs, les ventes, les modifications faites depuis (le carnage des rosiers de ma grand-mère).
    Si on me propose de visiter l’intérieur rénové, pas sûr que j’accepte…

  2. Quel plaisir de retrouver votre blog et votre plume (lu longtemps en mode lectrice fantôme) ! Ce texte est très touchant, je comprend cet attachement aux lieux qu’on porte en soi. La maison de ma grand-mère aujourd’hui vendue restera ancrée dans mes souvenirs et mes rêves et teintera j’en suis sûre les couleurs de mes futures habitations…

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