Et la solidarité, on s'asseoit dessus ?

13 janvier 2009. Journée un peu morose au boulot, date anniversaire pour ma collègue d’en face, du jour où elle a enterré son fils ainé qui n’avait eu que 16 années à vivre. Il pleut, il fait moche même si le froid s’éloigne un peu, et la voir se perdre de toute évidence dans ses souvenirs me fait un peu mal.

Il y a des journées comme celles-ci. A 17 H tout bâclé, je pars vers la maison, enfin mon appartement, mon immeuble, mon chez moi douillet pour moi.

La route privée de ma résidence, fait pour moi un U avant que je ne puisse me garer. Un petit rondpoint gère les déplacements et joue les ralentisseurs. J’ai une place privée. Puis, conception de l’immeuble oblige, il y a une marche à monter, puis un petit escalier à descendre pour rejoindre le hall. Cela a permis de mettre des appartements en rez de jardin et de ne pas sacrifier un appartement pour faire hall d’entrée (sauf que bien évidemment l’architecte a fait n’importe quoi en mettant une marche à monter et non pas une de moins à descendre, ne cherchez pas, ce sont les architectes…). Ne vous en foutez pas c’est important : le ralentisseur, et la topographie des lieux…

Donc à peine arrivée à hauteur de ma place pour me garer, je la vois. La vieille dame. Elle est assise sur la petite marche et il est clair pour moi qu’elle est tombée et n’arrive pas à se relever. Je fais ma manoeuvre rapidement : elle ne quitte pas ma voiture des yeux, et en me voyant en descendre, me fait un signe tremblant de la main.

Evidemment, je me dirige vers elle. Sa main droite saigne, elle a du sang plein le visage, elle tremble.

Oui elle est tombée, et n’arrive pas à se relever. 4 voitures sont passées sans s’arrêter dont une qui s’est garée un peu plus loin, de laquelle sont sortis 4 jeunes qui sont rentrés direct dans le hall d’à côté.  Il fait encore jour, on ne peut pas ne pas la voir. Elle a froid, elle a peur, elle ne pourra jamais se relever toute seule. Elle sert étroitement son sac et sa canne.

Aïe, elle pèse plus lourd qu’il n’y paraît. Je n’arriverai jamais à la relever toute seule. Je vais poser mon sac et mon parapluie dans l’entrée et elle crie « ne m’abandonnez pas ». Non je ne l’abandonne pas, je lui ai dit « je reviens ». Arrive un minot rescapé du collège, je le connais bien. Il s’arrête près de la dame et sur un signe de moi, la rassure. Non je ne l’ai pas abandonnée, elle n’est pas abandonnée, il reste à côté d’elle après m’avoir crié que son père n’est pas rentré, d’un air navré.

Des jeunes hommes valides (3 désormais) dans le hall, aucun n’est rentré. Je remonte le petit escalier, et j’essaye en la prenant à bras le corps, aidée du minot qui semble terrifié et affolé. C’est un poids mort qui tremble et là, passe une voiture sans s’arrêter.

Si mes yeux avaient été des pistolets je lui flinguais ses roues et sa carrosserie à ce connard. Il ne va pas me faire croire qu’il n’a pas vu une vieille dame assise sur la petite marche, les fesses dans l’eau, et moi et le minot essayant de la relever ? Si il me le fera croire si je le retrouve et il ne faut pas que je le retrouve, alors que 4 pneus c’est si vite dégonflés…

Et là, elle pleure, elle se voit mourant là de froid et d’injustice. J’épie les fenêtres et qui est chez lui. Miracle, le voisin du dernier étage s’il n’est pas de prime jeunesse, est un homme visiblement encore très bien portant. Je sonne chez lui et le voici qui arrive avec sa femme, tous les deux catastrophés.

Difficile à nous deux de relever la vieille dame et il y a l’escalier à descendre. Le minot toujours un peu pâlot prend la canne et le sac à main, et péniblement nous arrivons à la faire arriver dans le hall. Combien de pas hésitants et tremblants, d’arrêts ? Qu’importe.  A chaque marche c’est la peur de la chute pour elle et nous, l’impression qu’un brancard serait bien utile. Elle pèse combien cette dame ? 45 kg tout mouillé, mais c’est le poids mort. Dans le hall cela s’anime un peu. La femme du voisin est là, qui a averti une autre vieille dame qui a toute sa tête. Faut-il appeler les pompiers ? Non pas à notre avis. Elle s’est juste ouvert la main sur une arête coupante de marbre contre lequel tout le monde vocifère depuis 4 ans, et le sang sur le visage c’est quand elle s’est essuyé les yeux. Quand elle a pleuré.

Ma voisine la connaît bien, et se précipite pour aller prévenir les enfants qui sont proches et dont elle a les coordonnées. Elle a les coordonnées de tout le monde et Je la soupçonne d’avoir les numéros de portables des filles, dieu sait comment. Mais la dame ne peut pas rentrer toute seule chez elle, personne ne l’envisage. Hésitante et toujours tremblante, elle s’accroche à mon bras, et lâche le monsieur, qui s’assure qu’à nous deux cela ira.

Aller jusqu’à l’ascenseur, la faire entrer, récupérer son sac et sa canne. Puis ouvrir chez elle. C’est joli comme tout. Pas mon petit nid douillet, les meubles ce n’est pas trop mon style, mais les 5 pièces dans ma résidence sont terriblement bien conçus.

Je l’aide à déboutonner sa veste de fourrure, elle n’y arrive pas. Elle tremble tellement… Elle est bien mise et coquette et en moi chemine la question « et si ? »

« J’avais mis de la fourrure pour ne pas avoir froid. Je sais que ce n’est pas bien, mais que voulez-vous, cette veste me vient de ma mère…

Passe un temps réellement mort…

« J’ai Parkinson mademoiselle. Normalement je n’ai pas le droit de sortir, ce sont toujours mes enfants qui m’emmènent et m’accompagnent quand je le désire. Mais là, après cette neige et ce froid glacial, j’ai eu envie d’aller en ville toute seule, d’être autonome. J’ai réussi à aller boire une tasse de thé « chez Dorothée », et je suis revenue doucement, j’étais contente »

« Mais j’ai Parkinson mademoiselle. Et on ne sait jamais quand ça reprend. Ma jambe a tremblé comme je voulais monter cette maudite petite marche et je suis tombée. Comme un bébé qui apprend à marcher, sauf qu’un enfant ça se relève tout seul mademoiselle. Et je suis restée là, toute seule, assise, à regarder les voitures passer alors que je leur faisais signe. Quand je vous ai vue vous garer, je n’avais qu’une peur : que vous passiez à côté de moi en faisant semblant de ne pas me voir »

Elle tremblait toujours « de froid » et pleurait à nouveau, contemplant sa main coupée avec étonnement. Elle m’a indiqué comment nous faire une bonne tasse de thé, je l’ai installée dans ce qu’elle m’a indiqué comme étant SON fauteuil et sur ses indications je suis allée chercher une compresse dans la salle de bain pour désinfecter une coupure nette et pas grave. Et une autre pour laver ce sang de ce visage, dont je voulais m’assurer qu’il n’était pas le résultat d’une blessure.

Et puis elle a bu sa bonne tasse de thé avec un plaisir évident, et moi la mienne pour ne pas la désobliger (au jasmin, berk…) en faisant comme tous les Parkinsoniens, en s’aidant de son autre main. Elle a un peu arrêté de trembler et m’a déclaré ne plus avoir froid mais qu’elle avait un châle dans sa chambre à tel endroit, que je suis allée lui chercher. Je n’ai pas voulu le lui mettre, (elle s’est parfaitement débrouillée toute seule) pour ne pas l’humilier d’avantage. Si elle n’avait pas réussi, bien sûr que je l’aurais enveloppée dedans…

J’étais ennuyée de la laisser seule, donc, ne voulais pas la laisser seule, mais apparemment les enfants sont vraiment disponibles pour leur mère. A peine le châle mis, sa fille débarquait, en alarme « maman ! » et s’est confondue en excuses et remerciements à mon égard pour m’offrir une deuxième tasse de thé au jasmin…

Et moi je regardais l’appartement si bien arrangé, cette vieille dame avec toute sa tête et encore une bonne dose d’inconscience, et je me disais enfin : « et si… et si c’était moi ? ».

Oui peut-être qu’un jour ce serait moi, la vieille dame inconsciente, voulant se prouver qu’elle le peut. Et je serais condamnée à rester à terre jusqu’à ce qu’une âme charitable normale s’inquiète de moi ?

Quand je suis redescendue, dieu soit loué, il y avait des gens qui m’attendaient pour me demander des nouvelles. Mais bien sûr, eux, dans leur appartement, devant la TV, ils n’avaient rien pu voir ni entendre et cela je le comprends tout à fait. Ma voisine m’a donné les n° de tel des deux enfants au caz’où et j’ai pu rentrer chez moi, un peu glacée malgré le thé (au jasmin, berk).

Car les autres, ceux qui sont passés sans seulement ralentir, donnant au fil des minutes certainement longues vu le sang qui décorait la dalle de marbre, à cette dame des angoisses à n’en plus finir. Eux ? Qui sont-ils ?

La solidarité on s’asseoit dessus ? Chacun pour soi et dieu pour tous ? Dieu reconnaitra les siens ? Moi d’abord, moi jamais ? Qui est seul au monde ?

Une main tendue, de la gentillesse, de la compassion, savoir être rassurant, demander de l’aide, rester à l’écoute, aider surtout, n’est-ce pas la moindre des choses ? N’avons nous pas appris à nos enfants à se mettre « à la place des autres ? » et même  au travers e des animaux, quand, telle Sophie ils découpaient des mouches ?

Le connard aveugle dans sa BM qui m’est passé sous le nez, alors que le minot faisait signe, qui est-il ?

Comme le dis la chanson des enfoirés « aujourd’hui nos paupières et nos portes sont closes, les autres sont toujours, toujours en over dose ». Une vieille dame assise sur un trottoir, un soir de janvier pluvieux et encore froid, c’est vraiment l’over dose ?

Je suis rentrée chez moi triste pour elle, mais la conscience en paix… En moi s’insinue juste la peur, la vraie. « Et si ? ». J’ai réalisé après qu’elle m’avait tout le temps appelé « mademoiselle ». Pour elle je suis une demoiselle. Que serais-je dans 10 ou 20 ans ?