Il m'a dit…

Je l’ai appelé parce que l’on m’avait précisé qu’il l’avait demandé. Sinon, comme nous ne nous téléphonions jamais, je n’aurais pas osé appel2r un mourant à l’hôpital, comme ça, par hasard. « Tiens, je passais par là dis-moi, et j’ai vu que tu étais à l’hosto en phase terminale, alors je t’appelle hein ? ».

N’importe quoi…

Donc on m’a dit qu’il voudrait bien que je lui téléphone. J’avais sa voix encore dans la tête. Décidément la mémoire des voix est plus forte que la mémoire des images, de l’odeur que l’on aime et qui s’oublie si vite. Son image je l’avais en tête, celle de la dernière fois où je l’avais vu. J’avais un souci avec ma chienne à faire garder et il s’était proposé : il l’adorait et réciproquement. Je suis donc allée la lui déposer et un mois plus tard la récupérer avec son léger surpoids… Ce n’est pas pour rien qu’elle l’adorait, elle n’avait que la gueule de bonne et c’est lui qui mangeait la croûte du camembert..

J’ai été obligée de calculer avant de l’appeler, à quand remontait notre dernière rencontre. Impossible de me souvenir de la date exacte. Tout ce que je sais c’est que je travaillais, que mes parents qui gardaient ma chienne qui ne supportait pas l’appartement, étaient partis en vacances, et qu’il me fallait donc la confier impérativement à quelqu’un, pour éviter qu’elle ne hurle à la mort pendant mon absence, soit toute la journée…

Bref. Cela faisait un bail de toutes manières. Et là il me fallait l’appeler. On ne refuse pas ses dernières volontés à un mourant. Je tombais un peu de l’armoire d’ailleurs. Il avait été opéré d’un crabe il y a plus de 15 ans, et déclaré définitivement guéri il y a 10 ans environ. Tous les ans il allait se faire contrôler tout de même et c’est tout juste si la SS (la SECU !) ne l’avait pas déclaré hors la loi.

S’agissait-il du même crabe qui avait laissé un bout de patte quelque part pour survivre ? Ou d’un autre ? On ne saura jamais, cela n’intéresse que les chercheurs. D’un simple cancer de la prostate « banal », il s’est retrouvé avec ablation de vessie, de testicules, d’un bout d’intestin. Déjà plus que largement suffisant pour avoir envie que cela cesse, mais en plus il y avait des métastases partout ailleurs, sauf dans le cerveau, ce qui lui laissait toute sa tête. Lui qui ne fumait pas, qui ne buvait pas, qui était diète à mort… L’envie que cela cesse, c’est que la maladie cesse, pas la vie…

  • Il m’a dit : « Je suis content d’entendre ta voix pour la dernière fois ». J’ai fait « glubs »
  • Il m’a dit : »Mes filles ne se rendent pas compte que je suis sur la fin, je ne sais pas si je pourrai les revoir une dernière fois ». Là encore, j’ai fait « glubs ». Souvent les proches se protègent en niant la gravité de la maladie du mourant qui se sent encore plus seul. Je le sais, je l’ai vécu avec mon premier grand-père dont personne n’avait voulu accepter le fait qu’il soit sur la fin. Et maintenant, il existe tout de même un congé d’accompagnement à un proche mourant.
  • Il m’a dit : ‘je veux rentrer chez moi, je ne veux pas mourir à l’hôpital ». Qui veut mourir à l’hôpital ? Il y a des structures pour cela non ? Enfin par chez moi, il y a un organisme qui s’appelle le Palium, créé par le Dr Acromion, qui permet à un malade en fin de vie, de mourir chez lui, avec tout l’accompagnement nécessaire. C’est pour cela entre autres, qu’on le bénit.
  • Il m’a dit « je vois le mur en face de moi, j’ai peur, je freine, mais rien à faire, il se rapproche ». Il a fait tilt sur mon angoisse de la mort, la mienne, celle des autres. Je n’ai pas de souvenir d’avoir vécu un jour dans mon passé, sans l’angoisse de la mort. Et quelque soit notre affection et notre envie du partage, la mort des autres nous renvoie forcément à la nôtre, car l’égoïsme est tout d’abord un instinct de survie.
  • Il m’a dit « j’ai tellement peur ! Ils ne veulent pas me donner des médicaments qui m’enlèveraient l’angoisse, parce qu’il ne faut pas que je puisse m’y habituer. Alors que j’en ai pour 3 semaines maximum ».
  • Il m’a dit « je ne souffre pas, mais même si c’est grâce à elle, je déteste la morphine ». Je le comprends. J’en ai eu après mon opération de l’épaule. Ce n’est pas un sommeil, c’est une mort. On ne souffre pas certes, mais au réveil on se demande dans quel monde on était. Ce n’est absolument pas comme un antalgique qui nous laisse conscient, ou comme un sommeil dû à un somnifère. La morphine, c’est le rien. Que ce ne soit plus la souffrance c’est une chose, que cela soit le rien total, en est une autre.
  • Il m’a dit « j’ai des remords d’avoir mis mes filles au monde ». Pas parce qu’elles ne venaient pas le voir (pas le temps), les visites qu’il avait chaque jour étant celle de la mère des filles, son EX femme.
  • Il m’a dit « je n’avais jamais pensé qu’en donnant la vie à un enfant, on le condamnait à mort quoi qu’il puisse advenir. Maintenant que je suis face au mur, j’ai peur pour elles aussi ».
  • Il m’a dit « j’ai peur » « j’ai peur » « j’ai peur ». Il a pleuré, maudit ses parents, s’est maudit lui-même de ne pas avoir donné la vie, mais la mort. J’avais mal et peur pour lui et pour moi, pour tout le monde. Ce n’était pas possible, on ne pouvait pas le laisser vivre certes sans douleurs, mais avec cette peur accrochée au ventre. Je l’imaginais sur son lit, regardant la fenêtre en voyant le mur s’approcher, avec la question essentielle : qu’est-ce que je vais vivre à ce moment là ? C’est quoi la mort ? Qu’est-ce que je vais ressentir ? Toutes ces questions que l’on peut se poser quand on n’a pas la foi qui sauve, car…
  • Il m’a dit « je regrette de ne pas avoir la foi, de ne croire en rien. Si j’y croyais je n’aurais pas aussi peur, mais je n’arrive pas à y croire et pourtant j’essaye… ». « Ceux qui croient pensent à l’après, moi je vais juste rentrer dans le mur et puis plus rien… »
  • Il m’a dit « j’ai trop aimé la vie pour accepter la mort… »

Je n’ai rien su lui dire. Petite, à 11 ans, quand je me croyais déjà grande, lors de vacances où sa femme, ses filles et lui avaient loué la maison voisine de la nôtre, en Bretagne, je lui avais confié mon angoisse de la mort et il avait voulu me rassurer. Il savait que je le comprenais et il s’en fichait d’en rajouter une couche, et bien raison, parce que quand on est devant le mur, on a tous les droits…

J’ai juste appelé le centre médico psychologique de son secteur en expliquant longuement le problème au psy qui a été mis en ligne avec moi.

Je l’ai rappelé 3 jours après. Il n’avait plus vraiment peur, juste soudain de bons souvenirs, et se sentait prêt ou à tout le moins résigné. Il n’avait pas l’air de délirer, juste normal pour un mourant qui n’a plus peur de mourir. Il m’a précisé qu’on lui avait rajouté des médicaments qui le faisaient se sentir beaucoup mieux. Et puis que, miracle, ses filles étaient à ses côtés, dormant dans l’hôtel voisin. Une gentille dame venait le voir matin et soir, avec qui il pouvait parler librement, et cela lui faisait beaucoup de bien.

Je l’ai entendu parler sans peur, sans reproche, sans angoisse, sans solitude, forcément on lui avait collé la dose d’anxyolitiques qui agissent immédiatement. Je ne suis certainement pas la seule à y être pour quelque chose. Mais vu ma Delphine et ses études, j’ai le réflexe « centre médico psychologique ». C’est bel et bien un psychiâtre qui s’est déplacé, qui a imposé un traitement au sujet duquel l’accoutumance n’était plus un problème, et qui a aidé cet homme à mourir sereinement…

C’est bien la moindre des choses que nous puissions espérer…

Saurons nous utiliser nos progrès pour faire mieux que nos ancêtres, mieux qu’à l’époque où l’on mourait chez soi, entouré, mais sans médicaments contre la souffrance ou pour garantir la sérénité ?

Je ne sais pas, je l’espère…

La mort aussi est un long calvaire. Et si l’on peut l’éviter…

Il est rentré dans le mur le 2 octobre avant l’aube. On dit qu’un mourant qui voit le soleil se lever, peut espérer une journée de plus. Il est rentré dans le mur avant.

Et j’ai regardé ce soleil toute la journée sans savoir que tout était fini pour lui. Ce soir du 2 octobre, en lui préparant cet hommage, j’ai le coeur gros…

Adieu Serge ! Tu es toujours beau dans mon coeur, dans celui de tes filles, dans le coeur de ceux qui t’aimaient.

Poussière d’étoile…. Nous le sommes tous, avec ou sans croyance…