Hors du monde, hors du temps…

Vir_eJ’avais oublié. On oublie vite. Et puis vite finalement… 9 ans tout de même… On réalise que le temps passe trop vite, beaucoup trop vite, de plus en plus vite.

J’avais oublié le chômage. Il me revient de tous les côtés avec d’antiques souvenirs, de l’époque où l’on allait « pointer », où la seule façon de trouver était d’acheter le journal jour après jour pour entourer les petites annonces intéressantes d’un crayon rageur.

J’avais oublié les questions importantes comme « comment vais-je m’en sortir avec ça ? ». Et encore, la dernière fois, nous étions trois… Là je suis toute seule à souffrir éventuellement du non achat possible. Je dois reconnaître d’ailleurs que quand nous étions trois, les filles ont toujours été très « matures », à ne rien exiger et à me demander « maman ça on peut ? »

En 9 ans tout à changé. Tout se passe avec Internet, y compris les échanges avec les ASSEDIC et le mec sensé m’aider à retrouver un emploi, délégué par l’ANPE. C’est une angoisse de plus : quand l’ordinateur mouline un peu, on se dit que s’il nous lâche c’est la débâcle, un trou considérable dans le budget, un genre de naufrage, la cata totale et complète, mais c’est normal, c’est la série…

On retrouve un travail à mi-temps : squatter Internet et les multiples sites proposant des emplois. On se retrouve avec 15 posts-its rappelant les identifiants et mots de passe imposés. On clique 62 fois pour répondre à une annonce sur le site ANPE X 4 fois. On sursaute à chaque appel sur le portable. On s’use les yeux, la patience, le moral (quel moral ?)

On retrouve avec l’angoisse de la recherche, la perte d’appétit ou la boulimie de chocolat, et surtout, cette sensation étrange d’être hors du monde, hors du temps… C’est ce que je vis en tous cas.

  • Virée : la claque, et en même temps, un certain soulagement tellement la peur de l’être a dominé les derniers mois. J’avais tenu grâce à des pilules roses, mais le traitement n’était jamais vraiment adapté.

  • Premier stade : se battre pour obtenir une transaction correcte. 2 semaines passées à angoisser à cause de cela. Cauchemars la nuit : j’étais toujours au boulot. Vous avez eu la joie de vivre avec moi cette extraordinaire période.

  • Deuxième stade : transaction obtenue. Je m’accorde de vraies vacances avec un préavis de 2 mois à faire chez moi. Mais dans ma tête je sais que ce ne sont pas des vacances. N’empêche que je fais comme si… Habitude de se lever tard après 3 heures d’insomnie la nuit (alors que pendant les vraies vacances je dormais super bien).

  • Ne plus savoir quel jour je suis, car je ne tape pas la date 70 fois par jour. Des projets, mais difficiles à réaliser car :

  • Subitement mon corps se rappelle à moi. Sciatique (plein le dos), bras en vrac (j’ai pas les épaules pour supporter tout ça), genou qui se vrille (je ne peux plus avancer), cheville idem (idem). Pourtant je suis toujours en préavis, je fais toujours partie de la boîte. J’ai du temps pour faire plein de choses, mais je ne peux pas les faire. Quelque chose bloque. Et si on allait me rappeler ? C’est ridicule comme pensée, mais elle s’impose à moi quand j’arrive à dormir : j’y retourne. J’y suis d’ailleurs. C’est normal en même temps : je suis toujours payée.

  • Le travail est toujours là dans ma tête. Les collègues sympas prennent des nouvelles. Bon ou mauvais ? Je n’en débattrais pas.

  • Sensation d’être hors du monde : pas grave si je mets mon vieux jean et si je me coiffe à la va-vite. Pas grave si je me lève tard. Pas grave si je ne me maquille pas : ma peau repose. Pas grave si je regarde les petites annonces à 4 heures du matin, en attendant que le sommeil revienne. Pas grave de vivre en décalé, d’aller manger chez papa et maman parce que sinon je ne mange pas. Pas grave en fait, je suis en vacances, en préavis. Cela va bientôt se terminer.

  • Un beau jour, franchissement des portes ASSEDIC/ANPE. Je m’y sens seule désormais dans ces endroits où chaque rendez-vous est programmé. Jadis, je pouvais y discuter avec ceux faisant la queue comme moi, nous partagions beaucoup. Là tout est étouffé, déguisé, anonyme, aseptisé. J’ai l’impression d’être la seule dans ma situation.

  • RV pris par l’ANPE qui me dirige vers un cabinet spécialisé dans la recherche d’emploi. Un peu de chaleur humaine. Quel que soit l’âge, tout le monde souffre, qui de la tête, du ventre, de n’importe où. Le « coach » qui nous a demandé de nous exprimer nous explique que c’est normal. Chacun somatise où il peut. Moi généralement c’est le squelette. En face de moi une jeune femme pliée en deux par des spasmes abdominaux, un homme qui se plaint de migraines horribles, un autre qui pour faire bonne mesure s’est cassé la jambe, n’a rien à faire là, mais juste à envoyer un arrêt de travail aux ASSEDIC. Il est surpris : il était prêt à prendre un poste avec ses béquilles. Le pire c’est le monsieur à mes côtés qui souffre visiblement d’un eczéma/psioriasis aigü : ça l’a pris quand on l’a jeté. « Jeté » est l’expression qui revient unanimement. Je suis assise à une table pleine de kleenex et j’en suis un.

  • Mais là tout à coup, infantilisation à mort… Faut faire ci, ça, pas comme ci, pas comme ça. Faudrait être là tous les jours à y dépenser le peu que l’on peut en essence et parc-mètre, pour mobiliser un ordi et faire ce que l’on fait chez soi. L’impression d’arriver à l’école. C’est normal docteur que je rêve de l’école maternelle pour la première fois depuis au moins 40 ans ? Le docteur n’a pas de réponse. Il s’arrache les cheveux devant ma capacité à faire les effets secondaires de n’importe quoi, et cherche juste à m’équilibrer le sommeil (pas gagné, mais j’ai peut-être un poste en vue : testeuse de médicaments)

  • Impression curieuse de se dédoubler. C’est à la fois moi, et pas moi. Il y a 9 mois je souffrais peut-être, mais j’avais mon job, je m’y accrochais. Là, j’ai l’impression de n’être plus rien. Finalement se battre, c’est ce pour quoi on est fait. Mais là la lutte semble difficile, voire même parfois : inutile. Il y a des moments où c’est tout juste si l’on n’attend pas la mort. Enfin la paix… C’est ce que m’a dit la jeune femme pliée en deux par son ventre, en pleurant. En arriver à penser cela avec un bout de chou de 10 mois : c’est dire ce qu’elle a vécu et ne veut plus vivre à moins de 25 ans à vue de pif.

  • C’est contre cette sensation que lutte le « coach » qui est un jour passé par là. Nous ne sommes pas chômeurs, mais « trouveurs d’emploi ». Tout est mis à notre disposition pour… Nous sommes priés de n’échanger que nos impressions positives : silence qui plane. Horrible silence. Tout le monde s’est senti trahi autour de la table, sauf le seul licencié économique dont la boîte a carrément fermé : le seul d’ailleurs qui ne somatise pas, allez savoir pourquoi.

Il n’empêche que l’on se couche comme on peut, que les nuits sont fragmentées, que le réveil ne sonne plus, que l’on a deux panoplies vestimentaires pour affronter un employeur potentiel et que le reste du temps c’est vieux jean et autre… Que l’on regarde le portable en se demandant pourquoi il ne sonne pas, et que l’on vérifie 5 fois par jour si la batterie est OK.

Il n’empêche que l’on se précipite sur le mail annonçant une super annonce (râté, c’est pour un comptable), que l’on s’use les yeux sur l’écran de l’ordi pour la survie duquel on fait brûler un cierge. Il n’empêche qu’on ne raisonne plus comme les autres. En allant à un rendez-vous dans une boîte d’intérim sérieuse, j’avais l’impression de ne croiser que des actifs bien dans leur peau, qui n’avaient rien à prouver, d’être une extra terrestre.

Il n’empêche que l’on doit se préparer à plein de tests, se préparer à l’entretien que l’on espère et auquel on se rendra le coeur et l’estomac dans les godasses.

Il n’empêche que l’on a tout à prouver à nouveau, tout à essayer de prouver. Que l’on vit de travers. Il est déclaré qu’une partie importante des « trouveurs d’emploi » se lève très tard pour se coucher très tard également. Je n’ai pas voulu regarder toutes les statistiques, car je n’avais pas envie de me miner le moral plus (Docteur, c’est quand que je dors, sans faire d’amnésie antérograde à votre traitement miracle qui m’a foutue dans le coltard ?)

Il n’empêche que les conversations changent. Du « comment vas-tu ? » on passe à « tu en es où ?. Le coach demande des preuves de recherche d’emploi : la panne d’imprimante il s’en moque et apprécie du coup moyen que je lui fasse parvenir une copie de tous les mails de réponses (négatives) que je lui transmets. Il faut que je prouve que je me bouge pour les ASSEDIC qui ne me verseront rien avant début mai. Si je veux du fric avant, il faut bien que je me bouge. Je le fais via ordinateur, ça ne fait pas brûler de calories, mais ça a le mérite d’exister. Sauf qu’on se bouge sans se bouger vraiment : sommes-nous faits pour ça ?

Il n’empêche que l’on vit comme en vacances, un peu comme on veut sur le plan horaires, certains nous envient presque. Sauf que l’on n’est pas en vacances. On est tout simplement hors du monde réel, hors du temps, déconnectés en quelque sorte, de la réalité…

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