Le premier vrai chagrin…

Roland

Il y avait eu des départs qui ne m’avaient pas spécialement bouleversée. En avril 1978 quelques larmes pour une trop vieille dame, dont je savais qu’elle me manquerait mais… Rien d’extraordinaire toutefois, juste la vie et son cortège de tellement vieilles personnes que l’on sait qu’il est normal qu’elles nous quittent.

« C’est dans l’ordre des choses », ainsi va la formule.

Et puis il y a eu ce matin là. J’avais 20 ans. Premier jour pour moi dans mon deuxième travail. Le téléphone a sonné et c’était à moi de décrocher. J’ai donc entendu des mots sans fards, sans métaphores, sans préambule. J’ai entendu que tu étais mort et aucun mot n’aurait pu changer la vérité. Papa et maman n’avaient pas eu le courage de m’appeler, c’était mon autre grand-père qui s’en était chargé.

Je n’ai pas trop osé pleurer, juste un peu sur le moment tellement j’étais choquée, et j’ai fait ma journée avec l’impression que quelque chose n’était pas vrai. J’avais envie de partir, mais on ne quitte pas son travail tout neuf le premier jour, surtout quand on n’a pas vraiment compris… J’ai oublié depuis, les appels que j’ai pu avoir ce jour là, je me souviens juste que je suis rentrée chez moi, et que j’avais peur de dormir dans ma chambre, tout le monde étant absent de l’appartement parce que c’était les vacances et tout le reste de la famille à la campagne, à 5 km. J’ai ouvert le canapé lit, j’y ai apporté des draps et je me suis couchée , la gorge serrée, sans y croire.

La nuit, j’ai rêvé de toi. Tu étais là et je te parlais et tu me parlais. J’ai touché ta joue pour la première fois en te demandant ce qui t’avait fait le plus souffrir, et tu n’as pas répondu. Dans mon rêve tu étais vivant, et j’avais oublié que c’était désormais faux. Et après les rêves, vient le réveil.

Car au réveil, la vérité est là, à nouveau. Il nous faut la réapprendre. Au réveil il y a le court instant où l’on se demande si l’on a rêvé, le moment où l’on réalise que non et qu’il faut affronter la vie qui continue. La vérité était là : tu étais mort. Et c’était injuste, et c’était impossible, et là j’ai vraiment pleuré, avec l’impression affreuse que tu étais tout de même là quelque part, que tu trouvais à la fois qu’il était juste que je pleure ton départ, et triste pour moi que je sois si triste, parce que tu avais forcément des choses à me dire qui auraient pu apaiser ma douleur.

Les gestes de la vie sont automatismes, et il est heureux de pouvoir les exécuter sans penser à ce que l’on fait. Mais au fond il y avait cette pensée lancinante, plantée dans le coeur que toi plus jamais… Toi plus jamais tu ne te regarderais dans un miroir. Plus jamais tu ne prendrais ton peigne pour te coiffer. Plus jamais tu ne te sentirais bien d’avoir bu ta boisson chaude du matin. Plus jamais tu ne sentirais le vent tiède de l’été caresser tes joues, même pour sécher des larmes.

C’était un 28 août, encore l’été pour un moment.

Et puis après il y a eu le refus de tes enfants de me voir à la mise en bière, pour m’épargner de te voir trop changé. Je n’ai eu droit qu’à la vision de ton cercueil dans une église trop froide, j’ai regardé la terre tomber sur toi quand on t’a fait descendre dans ta dernière demeure. J’ai pensé au soleil trop chaud même si j’étais glacée, à ce qui se passe sous la pierre tombale mise en place. J’ai eu vraiment peur pour la première fois et je ne pouvais rien faire contre ça.

Combien de larmes pour toi ? Je ne sais même plus. Quand j’ai tenu Pulchérie sur moi pour la première fois, quand j’ai été seule avec elle, je crois que tu as été le seul invité de ce soir si particulier. Et puis aussi pour Delphine. Il y a eu ces nuits noires où j’étais seule avec la vie venant de moi, que je tenais un peu de toi, blottie contre moi. Le moment où je me suis dit « il ne la connaîtra pas ». Les dernières fois où j’ai vraiment pleuré. Car je savais à quel point tu aurais été heureux de les prendre dans tes bras. J’imaginais en serrant mes filles contre moi, ton rire si particulier, ton regard pouvant être à la fois mélancolique et joyeux, et je pensais une fois de plus que ce n’était pas juste.

Comme l’autre, celui qui m’a encore accompagnée un moment, tu aurais été si formidable et si différent. Tu étais si patient. Tu aurais tenu leurs petites mains pour les accompagner dans leurs premiers pas, tu leur aurais lu des histoires, tu aurais ri de leurs babillages, sans jamais te lasser. Elles t’ont manqué et tes autres arrières petits enfants également, et tu leur a manqué.

Tu as été mon premier vrai chagrin, celui qui laisse une blessure ouverte, et qui fait que, 34 ans après ton départ, je pense toujours à toi… Même s’il y en a eu d’autres après toi mais plus dans l’âge de « l’ordre des choses », toi qui m’avait permis de me préparer à d’autres chagrins. Et tu es dans la seule tombe que j’évite de regarder, parce que je sais que si je pose mes yeux dessus, forcément, ils se remettront à pleurer, comme il y a 34 ans, comme hier… Sans penser que sous la dalle, Mrs Tricot t’a rejoint comme elle l’a espéré et souhaité, de ta mort à la sienne 13 ans plus tard.

Mon premier vrai chagrin, qui m’a fait comprendre que j’en vivrais bien d’autres… C’est toi…

Et cela sera toujours toi… Parce qu’on ne peut pas revenir en arrière, ni changer l’ordre des choses…

0 réponse sur “Le premier vrai chagrin…”

  1. Gluurp……c’est dur. Il y a des départs, comme ça, même après des dizaines d’années le premier chagrin est toujours tapi, aussi vif, prêt à ressurgir même si, à force, on arrive à mettre « relativement » en place des situations d’évitement.
    Non le temps n’atténue pas forcément cette douleur là et tu l’as très bien décrit.

    1. Je n’ai trouvé une certaine sérénité le concernant que quand j’ai perdu ma dernière grand-mère, en me disant que de toutes façons, il n’aurait plus été là non plus (vu l’âge qu’il aurait eu…).

  2. Un texte fort en émotion qui ne peut que nous laisser sans mots, malheureusements pas sans maux ! De dur moments de la vie, que l’on vie tous malheureusement, beaucoup trop souvent même !

    1. Je suis heureuse quand ma propre peine en touche d’autres. Je ne me sens pas seule, et je me rends compte que nous sommes nombreux à vivre des deuils, des joies, que nous ne savons pas toujours partager.
      Je te remercie de ta fidélité… C’est un mot qui mérite son post.
      Et bon courage pour ton premier chagrin…

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