Notre boîte mémoire (2)

72196972Le premier jour de l’expérience, nous étions 8, hommes et femmes, assez décontenancés devant un thé à parler un peu de nous en nous demandant ce que nous allions devoir faire.

Mais nous étions très curieux, quand on nous a emmenés dans une salle où nous avons été installés devant chacun un ordinateur, et que l’on nous a mis un casque sur les oreilles.

Honnêtement, je m’attendais à des tests très poussés, mais on nous a demandé tout simplement de faire des parties de « Freecell » en écoutant de la musique. On nous avais simplement demandé une playlist de notre choix, ce que nous avions donné.

J’ai donc joué à Freecell comme les autres. Je le faisais régulièrement chez moi et je n’étais donc pas dépaysée. Sauf que là, tout était enregistré et noté :

  • Tout d’abord les parties étaient aléatoires, choisies par le programme, et il n’était pas question d’en changer. Si la partie était perdue, il fallait la recommencer (toutes les parties Freecell peuvent être gagnées) jusqu’à la réussite.
  • Il fallait mettre le casque assez fort pour ne pas entendre ce qu’entendait le voisin, mais pas trop pour ne pas abimer nos tympans.
  • Il fallait laisser la playlist se dérouler sans l’arrêter.

J’ai galéré comme une malade sur la première partie que j’ai rejouée 4 fois, avant d’en gagner une autre du premier coup, etc…

Après 4 heures il était acquis que certains (dont moi) n’avaient pas mémorisé la manière dont ils avaient engagé une partie perdue, et avaient rejoué 2 ou 3 fois les mêmes erreurs. Une malheureuse n’avait toujours pas réussi sa première partie. 2 seulement se souvenaient de leur premier engagement se terminant par une défaite, et ne l’avait pas renouvelé.

On verrait la semaine suivante…

Cela a duré 8 semaines et puis ON a commencé à nous interrompre. Parce que là, on nous remettait à notre insu une partie déjà jouée et gagnée, mais sans autre musique qu’un vague truc destiné à la détente.

  • « Quelle musique évoque pour vous cette partie ? » J’ai eu 10/10. La vision des cartes disposées avant de commencer déclenchait chez moi un souvenir précis de Jean Ferrat ou de Wagner (entre autres, ma playlist durait 5 heures), ou de plusieurs musiques quand j’avais été obligée de refaire la partie plusieurs fois. Par contre la vision de la disposition des cartes n’avait pas été enregistrée de manière consciente.
  • Deux autres s’en sont tirés honorablement avec un 8/10
  • A la question : « qu’évoque pour vous cette partie en dehors de la musique », j’ai été digne d’un 1/10. Rien d’autre que la musique qui allait avec.
  • D’autres par contre se souvenaient combien de fois ils l’avaient jouée, et comment en venir à bout. SANS SE TROMPER, car l’ordinateur avait tout enregistré.
  • Je ne reconnaissais par contre que les parties que j’avais gagnées au premier regard (et peut-être à la vue du n° de la partie), la musique qui allait avec, mais pas comment j’avais procédé.
  • Les plus forts jouaient lentement, regardaient longuement les cartes et abattaient la partie sans coup férir. Question musique par contre il n’y avait RIEN
  • Leurs souvenirs étaient purement mathématiques « rangée du milieu, puis celle de droite, etc… »

On nous a fait rejouer les mêmes parties, en associant des changements de fond d’écran diversement colorés.

  • Certains du coup, après deux journées à rejouer, se souvenaient de la musique alors que précédemment ce n’était pas le cas.
  • D’autres retrouvaient leurs souvenirs mathématiques, mais n’avaient pas mémorisé les couleurs
  • D’autres reliaient bien les parties avec des couleurs, point barre.
  • D’autres oubliaient ce qu’ils avaient mémorisé précédemment… Après question, la couleur associée ne leur plaisait pas…

Sauf qu’il y avait des couacs :

  • Mon voisin de gauche associait ses parties avec ma manie de croiser et décroiser les jambes tout le temps (j’ai une hanche qui merde). Il était capable de dire comment je l’avais fait et dans quel ordre et comme nous étions filmés en plus, il avait tout bon.
  • Ma voisine de droite se souvenait de certaines parties, en les associant au bruit du vent, ou bien du soleil se voilant, suivant les jours.
  • Un des hommes associait chaque partie avec un film, choisissant inconsciemment une des personnes présentes avec un des acteurs. C’est ainsi que je lui avais inspiré « Carrie », sur une partie difficile, avec mes cheveux longs et blonds… Comme la partie lui avait posé problème, il me voyait pleine de sang, merci bien ! Mais comme une autre partie lui rappelait Dracula et un autre participant, je n’ai pas pu lui en vouloir…
  • Comme dirait maman en bonne berrichonne « tout s’entricoine là-dedans »
  • C’est peut-être notre force sur l’intelligence artificielle qui n’est que logique, mathématique, et programmée. Nous sommes uniques par nos empreintes digitales, notre oreille, notre réseau sanguin, notre ADN, notre voix, nos mesures uniques, notre mémoire également…

Nous savions donc quel était en gros notre type de mémoire, et surtout comment nous en servir. Tant qu’à faire d’être un cobaye…

Je sais donc que si je ne veux pas oublier un film il me faut bien écouter la musique (ce que je fais depuis longtemps) et que je dois avoir à portée de vue, mon bleu préféré. Musique + couleur : je retrouverai forcément le titre et même le nom des acteurs (un exploit, plus le temps passe et moins je connais les acteurs montants).

Idem pour le reste, car ce qui fait notre force peut être utilisé pour  n’importe quoi.

Au lieu de faire une liste :

  • Fromage blanc
  • Vinaigre
  • Lessive
  • Ampoules

Vous faites une liste en tenant compte de ce que vous aimez :

  • Blanc comme une robe de mariée ou de baptême (à chacun ses choix) ou comme la jolie tunique ou chemise que vous venez de vous acheter. Ne pas vous étonner par contre, après, d’avoir envie de fromage blanc quand vous verrez un baptisé, une mariée, ou votre chemise/tunique : c’est logique.
  • Vinaigre = tante Hortense (sans commentaire, ce n’est pas parce qu’elle a frôlé  les 100 ans qu’elle était spécialement gentille)
  • Lessive = maman et son gout pour l’amoncellement de ce qu’il faut pour laver plus blanc que blanc (donc si on a oublié le fromage blanc, c’est bon)
  • Ampoule : que la lumière soit et la lumière fut (à chacun également son truc, moi ce serait plutôt ma voisine du dessus qui n’est pas une lumière et son mari qui a une tête d’ampoule).

Autre truc qui nous a été donné : laisser vagabonder notre mémoire régulièrement, sans nous interroger sur ce qui se suit sans queue ni tête. Ainsi l’on peut perfectionner ce qui nous fait défaut. L’idéal étant de faire cela en écoutant quelque chose qui nous plait, de noter la suite pour après, retrouver des souvenirs certainement rangés dans le même tiroir, mais dont nous ne voulons pas. Ils peuvent nous entrainer dans de « l’oublié » agréable que l’on sera heureux de retrouver et qui a été bloqué par un mauvais souvenir.

Maman, sous l’effet de la morphine qui ne fait pas disjoncter, contrairement à ce que l’on peut penser, passe du coq à l’âne quand elle parle, mais pour elle tout se tient. En l’interrogeant gentiment, on s’en aperçoit. Et une main fraîche posée sur son front, main de n’importe qui, lui fera automatiquement évoquer sa mère. Car elle a été souvent malade enfant, particulièrement souffrant d’angines ou de bronchites qui se soignaient mal à l’époque (une angine c’était quasi un mois avant de s’en remettre), et donc, beaucoup de tiroirs doivent s’ouvrir.

Vous avez remarqué que pour moi Tante Hortense = vinaigre. Sa soeur par contre, mon arrière grand-mère = clafoutis, douceur, sablés, histoires commençant toujours par : « un jour… ». C’était toujours drôle, donc j’associe toujours mon arrière grand-mère avec la bonne humeur et la gentillesse.

Nous dire que notre boîte mémoire est faite pour encore longtemps. Ce qui manquerait à ceux qui ont Alzheimer ce serait le fameux lien qui mène la conscience à un souvenir, dont on ne sait pas comment il est créé.

Mais ne perdons pas espoir, et croyons en nous.

Que la vie soit autre chose qu’un long calvaire.

J’avais besoin de vous faire partager cette expérience, pour oublier un présent trop douloureux pour nous tous.

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