Elle était malade…

Lorsque j’ai été contrainte et forcée de rester chez moi en arrêtant mon travail, j’ai comme tout un chacun modifié mes horaires et mes habitudes. J’ai entre autres pris celle de faire mon « plein » le samedi à l’heure du déjeuner au Rampion du secteur qui me tient à l’abri des plus grandes tentations et me suffit tout à fait.

A 13 heures il n’y a que peu de chats à arpenter les allées et les têtes de gondoles. Un samedi de novembre, une femme de mon âge environ, accompagnée d’une jeune fille que j’ai remarquée immédiatement car elle me faisait songer à Delphine. Enfin l’ombre de Delphine, l’ombre d’une ombre, le regard cerné de noir et un peu vide, la silhouette fragile qui, quoique engoncée dans une doudoune ne paraissait pas bien grosse.

Cette jeune fille était de toute évidence malade et je n’ai pu m’empêcher de la plaindre et de plaindre sa mère qui lui parlait doucement, la prenait par le bras pour la diriger. De temps à autre elle lui caressait gentiment les cheveux, avec un amour évident. Son regard était triste et non pas vide, mais abominablement désespéré.

Elles sont passées à l’unique caisse ouverte avant moi. S’alignaient des steacks les plus chers, des plats en sauce, des salades riches, des quiches, et je n’ai pu m’empêcher de songer que la maman devait avoir hâte de voir sa fille se remplumer un peu.

Quand elles sont parties, la caissière n’a pu s’empêcher de soupirer. Cela me regardait-il ? Sûrement pas. Mais j’ai donc appris que cette jeune fille était malade d’anorexie, qu’elle avait été déjà hospitalisée 3 fois, dont la dernière fois dans un état grave. Il fallait que l’état soit effectivement grave, car pour la laisser sortir dans l’état dans lequel je l’avais vue, et donc allant mieux et ayant repris du poids, il fallait qu’elle soit arrivée à la dernière extrémité avant.

Un de mes collègues a perdu sa fille il y a deux ans de cette maladie. Elle vivait seule et quand ses parents sont venus lui rendre visite pour la trouver à 32 kg pour 1,78 m, ils l’ont faite hospitaliser immédiatement, mais trop tard : les reins étaient bloqués et le coeur n’en pouvait plus.

J’ai croisé la mère et la fille assez régulièrement. Parfois la fille avait les joues plus rebondies, semblait plus vivante, avait perdu ses cernes. D’autres fois on pouvait entendre sa mère insister gentiment pour de la blanquette, de la crème au chocolat et pourquoi pas une ou deux tablettes, et de la crème fraiche ma chérie, toi qui adorait cela. Toujours à une heure creuse, toujours un peu en douce, toujours un peu en faute.

Et puis avant hier, à l’ouverture toujours calme, la mère toute seule, le regard vide, prenant machinalement le strict nécessaire. J’ai pensé que sa fille était repartie pour l’hôpital mais je me trompais. Ma caissière me l’a confirmé : l’anorexie l’avait eue la petite qui semblait flotter tristement au travers des rayons, et elle avait été enterrée la veille. Je me suis sentie glacée par cette nouvelle de la mort d’une pour moi inconnue un peu trop vue. J’avais peine pour elle, pour sa maman surtout, car le calvaire de perdre un enfant et de le voir souffrir, dépérir, m’a toujours semblé le pire que l’on puisse vivre.

Ce jour là, Marcus avait mis sur son blog une chanson des Carpenters, ces Carpenters qui ont bercé ma jeunesse entre autres groupes. Et je me suis souvenue en revoyant cette jeune fille au regard aussi brun que celui de Delphine, que Karen Carpenters était morte des suites d’une longue anorexie, qu’elle n’avait que 32 ans, que le succès et le talent ne protègent pas de tout. Je ne sais pas comment s’appelait mon inconnue, mais pour moi elle restera Karen et je sais que fugitivement je la reverrai quand j’écouterai mon groupe de jadis.

N’y a-t-il que des hasards ? Pourquoi mourir pour une image ? Malgré les récentes interventions sur cette maladie, nos images sur papier glacé n’ont pas changé. Combien faudra-t-il de morts pour que l’on s’inquiète vraiment ?