C’est aujourd’hui dimanche, tiens mon petit enfant, voici un lance pierres, toi qui les aime tant…

lance-pierres-copierIl me semble que mes filles étaient bien élevées. Bien sûr comme tous les enfants, elles faisaient des bêtises en toute inconscience… L’inconscience est l’âme des enfants et leur plus grand danger…

Par contre je les ai mises en garde très tôt sur les comportements dangereux, pour elles-mêmes ou les autres. Pour moi c’était le B A BA d’une bonne éducation…

Dans mon secteur, on voit un peu de tout. Il y a les enfants bien élevés qui disent bonjour poliment et sont visiblement bien encadrés. Limite, on les plaindrait…

Il y a par contre ceux qui laissent leur gosse de 3 ans jouer sur le trottoir de l’autre côté de la route (pour rentrer chez lui, le gosse va traverser en courant, sans regarder), ceux qui ne se préoccupent pas de savoir ce que la bande de gamins fait tout l’après midi dehors (généralement des conneries !).

Et puis il y a l’imbécile suprême qui offre à son fils de 7 ans un magnifique lance pierres et le lâche dans la nature avec, sans surveillance, et sans consigne. Faut pas trop s’affoler non plus, dans 7 ans, il lui offrira un fusil de chasse…

Un lance pierres c’est fait pour lancer des pierres, et vous imaginez bien qu’aucun gamin ne s’en privera. Et s’il peut casser quelque chose avec, et bien, il sera ravi. J’ai eu mon lance pierres quand j’étais petite, je sais de quoi que je cause, avec les avertissements d’usage dont je n’ai tenu aucun compte, ce qui fait que j’ai dû en être propriétaire environ 24 H… Pourtant c’était pratique pour péter les ampoules des lampadaires…

DONC, mardi 17 août, j’ai RV avec mon médecin traitant (pas le référent), et bien évidemment, je suis en avance. La résidence est calme, le parking à peu près vide comme tous les mois d’août. J’ouvre ma portière et là, je ressens un choc terrible, juste en dessous de la tempe gauche. Un caillou roule à mes pieds : on envoie des pierres dans ma résidence maintenant ? Personne à l’horizon, et j’ai mon RV. Je suis du genre à arriver à l’heure sur un brancard, plutôt qu’en retard…

Je pars donc, me sentant un peu sonnée tout de même. Au premier feu, je me regarde dans le rétroviseur : cela saigne, et on dirait qu’il y a comme qui dirait un petit morceau de chair qui pendouille. BERK !

J’arrive au centre où l’on m’annonce que mon médecin a du retard. Cela tombe bien car si c’était possible, pourrait-on me donner du désinfectant ? La secrétaire relève la tête et sursaute : « que vous est-il arrivé ? ». Je lui explique pendant qu’elle appelle un infirmier.

« Nous vivons dans un monde de plus en plus fou » me dit-elle, alors que l’infirmer arrive. Direction la salle de soins où il ne lui semble pas que cela soit trop grave. Il y a effectivement un tout petit morceau de chair/peau qui va se détacher dans 2 ou 3 jours, et il me flanque la dose de Bétadine. C’est marron, je suis ravissante, et toujours un peu sonnée… Psychologiquement et pour de bon. Il me précise, ce qui me rassure que 3 cm plus haut, sur la tempe, cela aurait pu avoir de plus graves conséquences.

Je rentre chez moi vers 16 H comme de coutume, après être passée prendre le thé avec Mrs Bibelot. Là, je ne suis plus sonnée du tout, j’ai mal, je suis furax, et je décide de partir en enquête.

La trajectoire du projectile est difficile à évaluer, mais la chance est avec moi. A peine descendue de voiture, j’entends une bande de mômes en train de s’éclater dans la petite aire de jeux prévue pour les zamours de notre vie, à moins de 10 mètres. Je vais jeter un coup d’oeil et je repère immédiatement un sale petit con môme qui semble épater ses copains avec un lance pierres magnifique, et qui vise je ne sais quoi dans un arbre. Inutile de chercher plus longtemps : c’est de là que venait le projectile qui m’est arrivé dans la tronche : ma voiture est dans le prolongement de l’arbre. Si je n’ai rien entendu au moment fatal, c’est qu’il devait être seul et s’entraîner…

Toujours furieuse, je rentre dans le petit square où le moutard me voit arriver sans frémir, l’air innocent comme tout. Et comme je suis toujours furax, sans qu’il ait pu le prévoir, je prends possession du lance pierres.

Il braille. Il hurle. Il trépigne. Il va rameuter tout le monde !

  • C’est mon père qui me l’a fabriqué, il est à moi, vous n’avez pas le droit !
  • Regarde ce que tu m’as fait avec ton lance pierre ! (il y a du sang séché, de la Bétadine, un endroit où cela commence à virer violet)
  • M’en fous, c’est à moi ! Rends moi mon lance pierres, je vais te tuer avec ! (quel charmant bambin, quel trésor adoré, j’ai loupé quelque chose…)

Quelle voix en plus ! cela va donner quand il aura mué… Attiré par l’organe du fils chéri, arrive le père, et je sens tout de suite que cela va bien se passer.

  • Que ce passe-t-il, que faites vous à mon fils ? (inquiétude légitime)
  • Pour l’instant rien, je lui ai juste confisqué son lance pierres. Bonjour monsieur !
  • Bonjour madame (ton contraint)
  • Il y a que votre fils s’amuse à lancer des pierres un peu partout et que l’une d’elle m’a blessée (je montre)
  • Un lance pierres c’est fait pour lancer des pierres (logique, mais là, nous sommes mal barrés, car c’est rare, mais quand la sorcière est mal vissée, elle est mal vissée… et on ne défend pas son gamin en toutes circonstances !)
  • Peut-être, mais pas n’importe comment et sur n’importe quoi ! J’aurais aussi bien pu prendre la petite pierre dans l’oeil !
  • Vous faites une histoire d’un bobo de rien du tout !
  • Et si je vous flanque mon poing dans la figure (quand je vous le disais que j’étais mal vissée), vous allez faire une histoire d’un bobo de rien du tout ? (il recule, il a peur, quand une femme se met en colère généralement les hommes n’en mènent pas large)
  • Voyons madame, calmez-vous, vous avez vos règles ou quoi ? (l’argument massue. Si vous n’êtes pas contente de vous être pris une pierre dans la figure c’est parce que vous avez vos règles !)
  • Et vous ? Vous avez les neurones dans les testicules ? (Ca va mal se terminer, il va se prendre le plus dur du lance pierres dans la tronche, je le sens bien, mais lui aussi, il se tient à distance respectueuse…)
  • De quoi parlez-vous ?
  • De votre haute intelligence monsieur ! On ne laisse pas un gamin de cet âge jouer avec un lance pierres sans surveillance !
  • Il s’amuse, comme tous les gosses.
  • Et bien monsieur, j’ai bien repéré votre maison. Je vais de ce pas faire don de cet engin magnifique à mon neveu de 12 ans, qui pourra s’amuser tout à son aise à proximité de vos fenêtres, de votre voiture, et de votre gueule de con !
  • Ce lance pierres m’appartient, je vous ordonne de me le rendre ! Et puis d’abord soyez polie !
  • Je suis polie !
  • Vous m’avez traité de gueule de con !
  • Amenez votre père que je vous refasse ! Ce n’est pas de votre faute, mais vous avez une gueule de con ! (sorcière désormais folle de rage)
  • Monsieur, je vais immédiatement au poste de police, et nous y débattrons du « à qui appartient le lance pierres ».
  • La marmaille ne dit rien et reste silencieuse. Le moutard semble consterné de constater que du côté du père cela sent la déroute (un traumatisme, UN !)
  • Silence en face. Si les yeux du con avaient été des révolvers, je tombais raide, la réciproque étant valable…
  • Allez viens Pierre (authentique), on rentre à la maison !

Je suis allée déposer le lance pierres et une main courante, au poste de police, parce que je ne jette la pierre à personne, mais j’étais tout de même à deux doigts de m’agacer…

Les flics m’ont déclaré que dans ce cas très précis, ils se déplaceraient histoire de faire voir que… mais qu’il eut été préférable que je porte carrément plainte.

Bon, comme j’aurais été capable d’émasculer le père avec le lance pierres, j’ai préféré laisser pisser… Cela les a bien fait rire !

Cela fait des siècles qu’on le dit : nous vivons une drôle d’époque… Si j’avais appris qu’une de mes chéries avait blessé quelqu’un avec un lance pierres que je n’ai jamais eu l’idée saugrenue de lui offrir, j’aurais été morte de honte…

C’est la différence fondamentale entre cet homme et moi. Pour lui, c’était normal…

J'étais dans la résistance ma petite fille…

C’est comme ça, je ne me vante pas. C’est venu un peu contre mon gré, sans que je ne me rende compte. D’ailleurs je n’ai pas fait grand chose : je passais juste des messages, dissimulés sous mon porte jarretelles…

Tu la vois la Loire là ? Au fond du jardin ? De l’autre côté c’était la zone libre, nous, nous étions en zone occupée. Le pont, je le prenais régulièrement depuis longtemps, sur ma bicyclette, pour aller à la ferme qu’il y a juste de l’autre côté de l’eau. C’était là, d’après le grand-père d’Albert, mon Valentin, que l’on trouvait le meilleur lait, les meilleurs oeufs, le meilleur beurre. Cela faisait des années que je prenais ma bicyclette pour aller acheter le nécessaire de l’autre côté de l’eau.

Je ne sais plus comment tout a commencé, et le pourquoi du premier jour où j’ai franchi le pont avec la peur au ventre, en sentant trop fort le billet roulé rangé sous un élastique de mon porte jarretelles. Toi évidemment, tu portes des collants, tu ne connais pas grand chose de ce qu’étaient nos sous-vêtements.

J’avais aussi une combinaison en soie, et bien sûr des bas. La première fois, les allemands m’ont juste saluée au passage comme de coutume depuis qu’ils étaient là. Ils me connaissaient. Ils me regardaient et me disaient toujours « cheune matdmoizelle ». J’ai su longtemps après ce que cela voulait dire. Je n’étais plus une matmoizelle, j’avais déjà ma fille, ta belle-mère… Mais pour eux j’étais la cheune matmoizelle qui revenait avec du lait, des oeufs, du beurre… Je revenais surtout, avec le coeur plus léger qu’à l’aller, débarrassée enfin de ces messages qui finissaient par peser si lourd que je peinais à pédaler.

Je n’avais rien dit à Valentin. C’était secret de faire partie de la résistance. Je ne lisais jamais non plus les messages : interdit. Si j’étais prise je n’avais rien à dire… Je ne connaissais même pas le vrai nom de celui qui me donnait les papiers, et Je n’imaginais pas trop comment on pourrait me poser des questions mais j’obéissais aux consignes.

Et puis, tout s’est enchainé, et l’on m’en a demandé un peu plus. Et puis il y a eu ce soir, où ils ont frappé juste un coup à la porte avant de l’enfoncer.

Ils étaient 5. 3 en uniforme avec mitraillette, et 2 miliciens avec pistolet ou révolver, peu importe, à la main. J’ai eu un révolver (ou pistolet) sur la tempe et mon cher mari aussi. Et je m’en voulais. Je savais que c’était de ma faute, que c’était moi qu’ils cherchaient. J’aurais dû le prévenir tout de même un petit peu, voire lui demander la permission. A l’époque, une femme se devait d’obéir à son mari.

Il y avait juste 5 balles dans la bonbonnière décorant la bibliothèque. 5 balles que l’on m’avait confiées en me disant que parfois il manque juste une balle. Alors… 5… Je les avais planquées comme je le pouvais. Je sentais que ces hommes allaient ouvrir la bonbonnière et qu’il en serait fini de nous. Mon pauvre mari innocent allait payer pour mon inconscience et pourrait mourir en me maudissant. Je voyais les livres valdinguer par terre, entraînant la bonbonnière, et les balles s’écoulant sur le parquet…

Je me souviens de mes jambes qui flageolaient, de mon coeur qui battait de travers, de la peur absolue qui était la mienne. Et la petite, qu’allaient-ils faire à la petite dormant à l’étage, quand ils auraient la preuve que je faisais partie des forces judéo-maçonniques ? Qu’allait-il advenir de nous ? de lui ? d’elle ? Nous ne savions pas tout à l’époque, mais perdre ma fille de vue me faisait vraiment peur.

Ils n’ont rien trouvé. Ils n’ont pas ouvert la bonbonnière et ils sont partis en s’excusant, car leur réputation d’être Korrekts, ils y tenaient. Et je suis tombée par terre en disant « pardon » alors que Valentin me relevait en disant « pardon » également.

Il nous a fallu une heure pour nous comprendre ma petite fille. Lui croyait qu’ils étaient venus pour lui et il s’en voulait de ne m’avoir rien dit. Moi je pensais qu’ils étaient venus pour moi et je m’en voulais de lui avoir tout caché…

C’était lui mon chef de réseau. Je suis devenue tout à coup pour lui « la femme courageuse » qui passait des messages et il est devenu livide en songeant aux risques qu’il m’avait fait courir. Je savais enfin qui donnait à « Monsieur Pierre » les messages si importants à emmener en zone libre. Enfin bref, c’était lui, c’était moi, c’était nous.

Après la révélation, nous sommes restés silencieux un long moment. La petite dormait toujours là-haut. Nous nous sommes promis l’un contre l’autre, dans le lit conjugal, d’arrêter nos conneries. Cela a été peut-être la plus belle nuit de notre amour.

Nous nous sommes avoué en 1957 seulement, que nos conneries, nous ne les avions pas cessées du tout. Nous avions juste changé de réseau, en expliquant chacun pourquoi à qui de droit, pour nous retrouver du coup, toujours liés par le même mensonge. Il n’y avait pas 36 réseaux de résistance près de Langeais…

J’aime rire ma petite fille. J’adore tes filles qui sont mes arrières petites filles. Mais il te fallait savoir que je n’ai pas toujours été cette vieille femme drôle et parfois semblant naïve. Le révolver sur la tempe me réveille souvent la nuit et j’ai à nouveau peur.

Et depuis qu’IL n’est plus là, j’ai de plus en plus peur. Il est parti mon mari, mon chef de réseau, celui avec qui j’ai tant partagé dont une partie de ma vie sans le savoir. 5 ans, c’est peu, cela peut être tout.

Rappelle à tes filles que je n’étais pas que l’arrière grand mère rigolote, que je n’étais pas qu’amour et insouciance, que je n’étais pas que celle qui fait un « super réveillon du jour de l’an » avec du jambon et des nouilles.

J’ai été aussi l’inconsciente qui ne savait pas vraiment ce qu’elle faisait, qui durant toute l’occupation a promené dans sa culotte ou son porte jarretelle, des messages ultra importants. Et rappelle à tes puces que leur arrière grand-père si bonhomme s’est révélé capable de tuer un ennemi parce que c’était comme ça et sinon bien plus de morts. Nous nous ne sommes jamais sentis héroïques : juste pris dans un temps fou qui passait sur nos vies. Ce n’est que trop tard que nous avons su ce à quoi nous nous étions exposés. Mais c’était trop tard car si à refaire : refait…

Je t’embrasse ma petite fille.

Maria.

PS : je n’étais que la femme de son petit fils, mais elle m’a toujours considérée comme étant sa petite fille.

Et pour les filles : oui c’est bien elle…  Comme quoi…