L’anti monte lait à sonnettes…

Il n’y a que les anciens qui se souviennent de ce qu’était « l’anti monte lait« .

Quand j’étais petite fille, on achetait le lait sortant du pis de la vache (et nous avons survécu), et après en avoir recueilli la crème, on le mettait à bouillir, puisque Pasteur avait déjà inventé les microbes (les microbes de la crème nous nous en foutions).

En fait tout le monde se foutait plus ou moins des microbes car cela restait un concept abstrait puisqu’on ne les voit pas, mais faire bouillir le lait l’empêchait en théorie de tourner trop vite, dans une maison ou un appartement munis d’un simple « garde manger » et non pas encore d’un réfrigérateur (on gagnait un jour en gros…)

L’anti monte lait, était destiné à avertir la personne ayant mis le lait à bouillir, qu’il était temps de le retirer du feu dès l’ébullition. C’était un disque de verre  orné de spirales, qui se mettait à clapoter petit à petit dans la casserole, et de plus en plus fort au fur et à mesure que le liquide chauffait. Quand il tressautait de rage pendant plus de 2 minutes, le lait après avoir bouilli un bref instant, avait débordé du récipient et tout inondé.

Point n’était besoin de vivre uniquement dans nos campagnes où mugissent de féroces soldats qui viennent jusque dans nos bras, à la ville, l’anti monte lait sévissait également.

Généralement mon arrière grand mère restait vigilante dès les premiers clapotis, mais pas toujours…

D’où une perte de lait fort désolante pour tout foyer gardant tout aliment précieusement, même le beurre rance, après les privations de 39/45 et les angoisses (et privations) de 14/18.

Mon grand père fit donc l’acquisition au marché de Versailles, d’un anti monte lait à sonnettes, dont il pensait qu’il serait très fier vu ce que le bonimenteur lui avait raconté.

Il adorait en effet les petits gadgets qui simplifient la vie, et en achetait régulièrement. Cela allait du tranchoir à oeufs durs, la scie à tomates, l’accroche torchon avec fermeture de sécurité, au tire-bouchon senestrogyre à triple parallélogramme avec altimètre incorporé.

Il rapporta à sa mère l’anti monte lait à sonnettes, avec l’impression diabolique d’être poursuivi par un chien invisible portant un collier à grelots, sur le chemin de la gare, dans le train, puis de la gare à la maison familiale (2 km à pied).

La non moins diabolique invention se décomposait en trois parties : la plaque classique de base, le système mobile de transmission et la sonnette (en fait un assemblage de plusieurs petites clochettes sur une tige métallique d’une souplesse sans pareille).

Cette sonnette traduisait les impulsions reçues de la base en signaux sonores audibles à très faible distance. Seuls les sismographes les plus modernes pour l’époque, avaient une sensibilité comparable à celle de cet engin. Nous ne savons pas si l’on fait beaucoup mieux aujourd’hui, mais il nous semble que c’est peu probable.

Celui de mon arrière grand mère sonnait un coup pour un tremblement de terre au Japon, deux coups quand les américains testaient leurs bombes atomiques, trois coups quand c’était les russes.

L’arrivée d’une voiture dans la ruelle déclenchait d’interminables carillons…

L’anti monte lait à sonnettes eut longtemps une place d’honneur dans la cuisine qui fut transformée en atelier pour Jean Poirotte, et je ne sais pas si ceux qui ont acheté la maison l’on conservé…

A peine installé dans la casserole avec le lait, il montrait par quelques notes isolées qu’il était conscient de sa mission. Cela rassurait traitreusement la maitresse de maison qui s’en allait vaquer à tort, certaine de ne pas louper le moment fatidique (ôter la casserole du feu, la durée avant ébullition étant variable sur un poêle à l’ancienne).

L’engin d’enfer accompagnait crescendo l’échauffement du liquide nutritif. Quelques secondes avant le moment critique, il déchainait la grande sonnerie d’alarme.

Mon arrière grand mère, n’a jamais pu s’y habituer. Elle se précipitait pour répondre au téléphone, se souvenait au bout de quelques minutes que le téléphone était à l’étage (ou bien qu’il n’était pas encore installé mais que cela ne saurait tarder). Elle allait voir donc si quelqu’un attendait à la grille extérieure, avant de réaliser qu’il n’y avait qu’une vulgaire cloche permettant aux visiteurs rares de signaler leur présence .

Tout à coup, elle s’avouait dans une lueur de lucidité qu’elle entendait la symphonie fantastique  de l’anti monte lait à sonnettes, et il restait généralement une demie tasse de lait dans la casserole, le reste ayant débordé sur le dessus du poêle, à récurer donc, avant de retourner chez le fermier acheter deux litres de lait.

La vie n’est qu’un long calvaire…

PS : petite fille, je pensais que l’anti monte lait empêchait le lait de bouillir, et j’ignorais qu’il était juste un signal d’alarme (parfois redoutable…). A classer dans la série « ce que l’on croit quand on est petit ».

PPS : ceux chez qui le terme « anti monte lait » a déclenché un truc genre Madeleine de Proust, nommez-vous…